top of page
  • Photo du rédacteurDTTH

ANISH KAPOOR – DESORDRES A VERSAILLES


C’est à la fin du mois que l’exposition Anish Kapoor au château de Versailles fermera ses portes. Depuis son ouverture nous avions envie de nous rendre sur place pour en prendre la mesure. C’est maintenant chose faite et c’est l’occasion pour nous de revenir sur les polémiques hors d’âge que Dirty Corner, sa pièce la plus marquante, a suscitées dès les premiers jours.


Dirty Corner à Versailles, ce qu’il faut savoir


Dirty Corner n’a pas été créé pour être exposé à Versailles. L’oeuvre a été réalisée en 2011 et exposée pour la première fois à Milan, à la Fabbrica del Vapore, un ancien atelier de tramways.

Contrairement à l’installation versaillaise, les visiteurs pouvaient y pénétrer et l’oeuvre n’avait alors suscité aucune polémique.


Tous les ans depuis 2008, le domaine de Versailles propose aux plus grands noms de l’art contemporain (Jeff Koons en 2008, Takashi Murakami en 2010…) de venir dialoguer avec les grands maîtres baroques qui ont conçu le château et les jardins.


« Retrouver la stupéfaction »


Car Versailles est aujourd’hui tant regardé qu’on ne le voit plus vraiment. Faire entrer l’art contemporain dans un lieu a priori immuable permet aux visiteurs de porter un regard neuf et de retrouver la stupéfaction qui a dû saisir ceux qui découvraient le domaine aux XVIIème et XVIIIème siècles.

D’ailleurs, comme le souligne Catherine Pégard (présidente de l’Etablissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles) : « L’art contemporain est toujours venu à Versailles depuis Louis XIV. Il y a donc une logique à vouloir que la création soit encore à Versailles, toujours à Versailles. »

Cette année, c’est Anish Kapoor, l’artiste britannique connu pour ses créations monumentales qui a été invité à investir les lieux. Ses œuvres sont pour l’essentiel réparties dans le parc, une seule, Shooting into the Corner, est installée à l’intérieur, dans la salle du Jeu de Paume.


Dirty Corner est un tunnel d’acier rouillé, en forme de trompe, sorte de corne d’abondance. L’oeuvre est installée dans l’axe principal du parc et s’ouvre en direction du château. Elle est entouré d’excavations et d’énormes blocs de pierre, dont certains sont peints en rouge sang. 500 tonnes de pierres, 8 mètres de haut, 1000 tonnes de terre, 60 mètres de long, l’oeuvre est colossale. « Il faut des artistes qui se mesurent au lieu, au sens propre du terme, c’est-à-dire au sens de l’échelle de leurs œuvres. On savait qu’Anish Kapoor pourrait se confronter à la démesure du lieu. » explique Catherine Pégard.


« Se confronter à la démesure du lieu »


Evidemment l’oeuvre surprend. Par son gigantisme, sa noirceur, ses matériaux, le contraste qu’elle crée avec ce lieu si policé où elle est installée. « C’est un lieu particulier, dit l’artiste, on est dans une situation d’ordre parfait, j’ai essayé d’y mettre des choses qui produisent un léger désordre. (…) Dirty Corner est à moitié construit, à moitié détruit, une sorte de trou.

C’est comme si je l’avais fait jaillir de dessous la terre, sous Le Nôtre, à l’intérieur de Le Nôtre, pour révéler un moment de noirceur. On est ici dans un paysage lumineux. C’est une œuvre qui a un cœur sombre. »

Du choc au scandale


Mais on est en France, pas à Milan ni à Londres. « C’est une œuvre qui ne représente pas du tout Versailles ! », « C’est un peu du n’importe quoi, de la ferraille, des rochers… », « Ca gâche la perspective. » Le badaud est sous le choc. Et la polémique est née avant même l’ouverture de l’exposition. Au début, Anish Kapoor relativise : « J’ai le sentiment que ce n’est pas lié à mon travail mais à un vieux débat en France entre l’Histoire et la modernité. Il faut être clair, les deux sont complémentaires. (…) Cette controverse n’a pas lieu d’être et en même temps je pense qu’il est important que l’art provoque ce genre de débats. » Mais l’indignation du visiteur petit-bourgeois enfle quand le terme « vagin » ou l’expression encore plus scandaleuse « vagin de la Reine » sont utilisés pour nommer l’oeuvre.


« Ce ne sont pas mes mots »


Par qui ? Par l’artiste ! nous dit la presse qui s’en empare avec gourmandise et relaie sans vergogne ce qu’Anish Kapoor lui-même nie avoir énoncé : « Je n’ai jamais employé les mots d’où est née la polémique. (…) Je n’ai jamais dit « La Reine », j’ai évoqué « Her » ou « She » pour désigner une forme qui pourrait être féminine, allongée sur le gazon, comme une reine égyptienne ou une sphynge. Le fait de baptiser Dirty Corner d’un vulgaire « Vagin de la Reine » est une façon de rabaisser mon travail, de mettre l’art au niveau des injures, de salir mon œuvre et de l’associer par des mots offensants à un rejet facile et immédiat. Ce ne sont pas mes mots, ce n’est d’ailleurs pas ma façon de penser. »

Un peu plus d’une semaine après l’ouverture de l’exposition, des dégradations sont commises. C’est affligeant, c’est condamnable et dénoncé comme de juste par les autorités. Mais ça ne s’arrête pas là, et si ce n’était pas si révoltant, on pourrait presque croire à une plaisanterie. Car on compte à ce jour quatre actes de vandalisme. Et autant de renforcements des mesures de sécurité !


Retour sur une sale histoire


17 juin : des jets de peinture jaune

L’artiste exprime sa tristesse et estime qu’il ne s’agit sans doute pas d’un acte raciste, mais « plus politique qu’autre chose » renvoyant « à une fraction que l’on me dit très minoritaire pour laquelle tout acte créatif est une mise en danger d’un passé sacralisé à l’extrême pour des desseins qui n’ont rien d’artistique.» Les dégradations sont effacées.

6 septembre : des inscriptions antisémites à la peinture blanche

Anish Kapoor décide de ne pas effacer ces insultes, considérant que « ces mots infamants » font partie de sa sculpture. On en parlait plus en détails dans un précédent article.




10 septembre : un tag à la peinture rose Le Château annonce des mesures exceptionnelles et une protection renforcée.

19 septembre Le tribunal de Versailles, saisi par l’association Avocats sans frontières et un conseiller municipal (DVD) de la ville exige l’« occultation définitive » des tags haineux, estimant qu’ils portent atteinte à l’ordre public et à la « dignité de la personne humaine » En attendant, les inscriptions sont recouvertes de voiles noirs. Réaction de l’artiste : Je me sens comme une fille qui s’est fait violer et à qui l’on ordonne d’aller se rhabiller dans un coin.


Anish Kapoor décide alors de recouvrir de feuilles d’or les inscriptions afin de « laisser quelques traces d’une blessure apparente ». Ainsi elles ne sont pas vraiment effacées. « C’est l’énergie même de l’art que de chercher une solution ».

Le Château de Versailles annonce qu’il renforce encore son dispositif de sécurité : « Nous avons ajouté des caméras, mais aussi fait appel à un maître-chien et la police nationale fait régulièrement des rondes ».



28 septembre : le mot « blâme » inscrit sur une des feuilles d’or

Le lendemain, Kapoor répond par un pied de nez potache, un selfie de groupe, probablement pris entre les deux premières dégradations, mais resté privé jusque là.

A ce jour, aucun de ces actes n’a été revendiqué, aucun suspect n’a été identifié.


Se dépouiller des idées reçues


On ne s’étonne pas des sottes réactions du visiteur lambda. Elles sont finalement assez logiques. Le public garde encore avec l’art un rapport très traditionnel. Et c’est comme ça depuis le XVIIIème siècle. L’héritage est encombrant ! Si le spectateur ne comprend pas que l’art est ce qui prend en charge le monde dans sa totalité, dans ses imperfections, ses doutes, ses laideurs… S’il persiste à vouloir demander à une œuvre de lui rendre des comptes sur ce qu’elle est, semble être et surtout n’est pas… Alors on toujours peut espérer l’éduquer, lui expliquer, l’ouvrir. Et l’aider à décrasser son esprit et à se dépouiller des idées reçues.

Mais les dégradations et les insultes sont autrement plus inquiétantes. Les mots et les actes rappellent ceux que les nazis appliquaient aux artistes qu’ils jugeaient dégénérés. C’est pour cette raison qu’il aurait été judicieux, si ce n’est pédagogique, de ne pas effacer les inscriptions antisémites.


Dégradée, l’oeuvre change de sens et de statut. On peut plus revenir en arrière, alors autant que ça serve. Et d’ailleurs, l’art n’est-il pas ce qu’on en fait ? Mais qu’en a-t-on fait ? On a tout caché. N’aurait pas été plus sensé de laisser Dirty Corner devenir un moyen de lutte contre le fascisme et la bêtise en montrant la vraie nature de ceux qui l’ont vandalisé plutôt que d’effacer les traces honteuses de la dégradation des esprits et de la négligence de la sécurité ? Au moins ces tagueurs arriérés auront-ils reconnu, et peut-être renforcé, le pouvoir de l’art.


« C’est d’ailleurs l’aspect positif de cette histoire violente et négative, conclut Anish Kapoor.

Ce vandalisme aveugle prouve le pouvoir de l’art qui intrigue, dérange, fait bouger des limites. Si on avait voulu souligner sa portée symbolique, voilà qui est fait comme jamais auparavant. Je n’aime pas le mot métaphysique, mais il y a plus de pouvoir dans une œuvre d’art que ce que l’on peut voir. La chose positive de cette agression est qu’elle met en évidence la force créative d’un objet inanimé. »

M.K.

13 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page